Ce mardi 10 mars 2020, nous aurions pu fêter le centième anniversaire de Boris Vian. Figure éminente parmi les grands artistes français, cette lettre lui est adressée.
Cher Boris,
« Cher Monsieur Vian » aurait été trop formel, non ? La formalité, ce n’est pas ce que l’on retient de toi aujourd’hui. Je ne t’ai jamais connu, évidemment, mais c’est l’impression que tu as laissée. Monsieur jazz à la trompinette, monsieur écrivain onirique… Impossible de connaître toutes tes facettes. Dramaturge, poète, scénariste, romancier, critique, compositeur, interprète, les qualificatifs me manquent. Mais certains parlent mieux de ce talent éclectique, comme ton ami Raymond Queneau, que je cite sans vergogne.

Il en a parcouru du chemin, ton personnage. D’un musicien qui oublie de garder un exemplaire de son disque, tu es passé du côté des « classiques », tes œuvres étant même rééditées en vinyles ! D’un écrivain mé- (voire in-) connu, ton œuvre intégrale a intégré la fameuse Pléïade. Boris Vian a dû attendre la postérité pour trouver la notoriété multiple. L’Histoire est passée par là, cela va sans dire. À 39 ans, tu as eu le souffle coupé, 68 arrivait neuf ans après. La réappropriation était là, à portée de bras, elle n’a pas sauté les barricades. Ils s’en fichaient bien de ce que tu pensais du Quartier Latin. Tu étais une figure qui osait. Tu osais écrire, t’élever contre les autorités. Mais tu osais aussi rêver. C’est vrai que ça pourrait porter à confusion…
Aujourd’hui, Le Déserteur sonne toujours bien, malgré ses 66 années d’existence. Pensais-tu qu’elle serait reprise maintes fois au premier degré ? Oui sûrement, puisqu’elle arrivait pour clôturer la guerre en Indochine, et introduire celle d’Algérie… Et les antimilitaristes s’en sont emparés dans les deux cas. Tes paroles ne se sont pas cantonnées au seul territoire français. Elles ont rapidement traversé le grand océan pour être scandées comme l’un des hymnes contre la guerre du Vietnam. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. La liste des reprises est interminable. Et dans combien de langues ! En allemand, anglais, espagnol et italien pour les plus évidentes. Mais encore en japonais, espéranto, finnois, macédonien, sarde… Serait-ce un euphémisme de dire de dire que tu as marqué le monde ? Et puis ce culot ! On l’oublie un peu souvent. S’adresser au président de cette manière (quoique, avait-il autant de pouvoir qu’aujourd’hui ? Non.) Tiens, en parlant de président ! Tu ne nous avais pas dit que tu avais un petit fils caché ! Plus sérieusement, je n’oserais pas l’associer à ton esprit, mais personne ne peut nier que la ressemblance est frappante.
Comme le jazz te tient tant à cœur, tu as dû le remarquer depuis le temps, mais tu auras été une source d’inspiration pour certains, eux aussi, rentrés dans les « classiques » de la chanson française.

Tu écrivais comme tu jouais de la musique. Le jazz t’imprégnait, et avec lui l’improvisation suivait. Il paraît que tu écrivais tes manuscrits sans brouillon préalable, et sans reprise postérieure. Mais qui peut faire ça ? Boris Vian. Évidemment. Tous ces jeux de mots étaient naturellement présents. Cette écriture qualifiée de naïve révèle une fluidité de la pensée. Chacun de tes livres peut nous emmener dans un univers proche du nôtre, mais si improbable. Chacun de tes livres pourrait être un rêve écrit. Assez fou pour être irréaliste, mais assez sérieux pour aborder des sujets contemporains, qui nous touchent tous. Je recommanderais L’Écume des jours à tous les amoureux, L’Arrache-coeur à tous les parents, et L’Automne à Pékin à tous ceux qui… aiment la vie et les livres ! Chaque chapitre répond à la promesse de nous emmener dans l’univers que tu as choisi de narrer.
Je ne sais pas quel était ton but dans la vie. Et je ne chercherai pas à le découvrir, c’est une question trop personnelle. Mais je peux affirmer que par la taille de ton œuvre et ta polyvalence, tu es un modèle pour nombre de gens. Artistes ou non. Rêveurs ou rationalistes (je ne sais pas si on peut rester très rationaliste après avoir lu tes écrits…). Et en plus, tu as réussi. À créer, à partager. Même des années après ta disparition, le créateur que tu étais continue d’imprégner la sphère artistique. Et celle céleste aussi ! Un astéroïde porte ton nom en hommage. Tu t’y attendais à celle-là ? Des hommages, tu en as eu. Beaucoup. À ce propos, Simone de Beauvoir a écrit à ton sujet.

Une amitié qui en fait envier plus d’un. Elle en a eu de la chance, Simone ! Ah et au fait, joyeux anniversaire !
Margaux Dubrulle